INTERVIEW. Femi Kuti : "Perdre espoir n'est pas une option"
Cet hiver, Femi Kuti a sorti l'album "One People, One World" qui sonne comme un manifeste pour l'unité de l’Afrique et contre la corruption. Après une tournée française en mai, le fils du légendaire Fela était de retour, en ouverture de Jazz à la Villette jeudi soir - en direct sur Culturebox - avant un concert à la Fête de l'Huma mi-septembre et d'autres dates. Rencontre avec un sage.
Jeudi soir, dans le cadre de la soirée d'ouverture (à guichets fermés) du festival parisien Jazz à la Villette, Femi Kuti était l'invité du collectif sud-africain BCUC à la Grande Halle : un concert retransmis sur Culturebox et Fip, et disponible en replay, comme le sera le concert de Salif Keita qui a suivi. Femi Kuti revient en solo le 14 septembre dans le cadre de la Fête de l'Humanité, à La Courneuve, avant plusieurs nouvelles dates françaises.
Né le 16 juin 1962 à Londres, fils aîné du pionnier de l'afrobeat et activiste Fela Kuti (1938-1997), Femi Kuti a été élevé à Lagos. Après avoir rejoint l'orchestre Egypt 80 de son père, le musicien multi-instrumentiste a par la suite lancé son propre groupe, Positive Force, en 1986. C'est avec cette formation qu'il a enregistré l'album "One People One World" sorti le 23 février 2018 sur le label Knitting Factory. Un disque qui illustre le combat inlassable de l'artiste contre la corruption, contre le recours à la violence au nom de Dieu et pour que les Africains parviennent, un jour, à s'unir.
- Culturebox : Vous avez intitulé votre
album "One People, One World", du titre de l'un de ses morceaux, une
chanson contre le racisme, la haine, pour la paix et la justice. Est-ce une
forme de prière ? Un message de paix ? Un espoir personnel ? De nos jours, il
peut être assez difficile de croire en la paix...
-
Femi Kuti : Oui, en effet. Vous voyez, je ne vis pas dans le moment présent, et
c'est un problème. Si vous appréhendez les choses seulement par rapport au
présent, vous perdez probablement en clairvoyance, en anticipation par rapport
à la réalité, la créativité. "One People, One World", c'est une
possibilité, c'est une réalité, ça peut arriver. Malheureusement, nous en
sommes encore très loin. Moi, je vois ça comme la thèse d'un examen. Si nous ne
mettons pas cela dans l'esprit des gens, personne ne va penser de cette façon.
Alors, vous écoutez l'album, il ne s'agit pas d'empoisonner votre esprit, mais
j'y insinue quelque chose, et de manière consciente ou inconsciente, vous allez
y penser. Plus important encore, ça devrait vous pousser à vous inquiéter.
- Nous inquiéter ?
-
Oui. Sur la vie. Vous regardez le monde, vous commencez à vous interroger sur
l'intégrité de l'idée "one people, one world". Est-ce une possibilité
? Alors de ce fait, votre esprit travaille de manière positive, optimiste, sans
que vous le sachiez. Vous pensez aux tensions autour de la Corée du Nord, de la
mer de Chine, vous pensez au Brexit, au Congo... Alors vous commencez à rêver,
à vous poser des questions : "Est-ce que ça pourrait être possible?"
J'en suis à une phase de ma vie où j'ai découvert que la création était fondée sur l'optimisme
- Donc, ce disque n'est pas tant un
manifeste, mais plutôt votre façon de poser des idées positives...
-
Oui. J'en suis à une phase de ma vie où j'ai découvert que la création était
fondée sur l'optimisme. Que cela nous plaise ou non, il en est ainsi du commencement
de la vie, de ce processus, de tout ce qui est créé. Que ce soit positif ou
négatif, du fait que ce soit arrivé, nous nous levons optimistes, que nous
ayons ou pas une belle vie. Le processus de l'album, c'est mon état d'esprit au
moment de créer cette musique. Cela fait des milliards d'années que la vie est
présente. Vous devez être optimistes. On pourrait raconter mille histoires
tristes. Et moi, je peux raconter mille histoires positives !
- Dans la chanson, "Africa will be
great again", vous évoquez votre père qui luttait contre la corruption et
vous appelez à continuer ce combat. Ce titre m'a fait penser au slogan de
campagne de Donald Trump ("Make America great again")... Y avait-il
une allusion ?
-
Non. Cette chanson et son titre ont été écrits bien avant l'élection de Trump.
Il m'a fallu quatre ans pour faire cet album. Ça parle encore d'optimisme.
Quand vous observez l'état du continent africain, vous ne voyez pas ce qu'il
est possible de faire. Alors, j'essaye de montrer ces possibilités à partir de
l'histoire de mon père. Perdre espoir n'est pas une option. Cela fait longtemps
que ce combat se poursuit, mais ce n'est pas le moment d'être fatigué. C'est le
moment d'être inspiré. C'est ce que je dis dans la chanson : "Don't be
tired, be inspired." Il s'agit de s'adresser à la jeune génération. Les
jeunes sont très frustrés et ne voient pas la lumière au bout du tunnel. Il
incombe à des gens comme moi de leur dire : "D'accord, vous n'apercevez
peut-être pas la lumière, mais elle est bien là, alors ce n'est pas le moment
d'abandonner !" Il y a des gens qui se battent depuis tant d'années...
S'ils ne l'avaient pas fait, où en serions-nous maintenant ? Nous devons
absolument continuer d'avancer.
- Comment se porte l'Afrique ? Est-elle
sur la bonne voie ?
-
Elle ne pourrait pas se porter différemment vu les circonstances. Si vous
n'avez pas de connaissances historiques, vous passerez votre temps dans
l'amertume, la plainte, sans voir aucun avenir. Si vous réfléchissez aux quatre
cents ans d'esclavage, aux cent ans de pouvoir colonial, aux soixante à
quatre-vingts ans de mauvais gouvernements fantoches, l'Afrique pourrait-elle
aller mieux ? Si l'on est réaliste, non. Aussi, il faut être objectif. Vous ne
pouvez pas faire de compromis avec la réalité pour des raisons égoïstes. Alors
vous devez comprendre. Pourquoi l'Afrique se trouve-t-elle dans cette situation
? Si vous commencez à vous plaindre, ça veut dire que vous êtes en train de
dire des âneries. Si vous pensez à la situation telle qu'elle se présente
aujourd'hui, interrogez-vous sur comment cela a commencé. Imaginez que vous
allez voir le médecin. Il vous dit : "Vous avez la grippe, le
cancer..." Il n'y a pas eu de test mais il va vous donner des médicaments
dont vous n'avez pas forcément besoin. C'est ce qui se passe en Afrique. Les
gens diagnostiquent des problèmes sans s'appuyer sur des faits expliquant
comment on en est arrivé là. Je peux vous donner les faits : quatre siècles
d'esclavage, cent ans de pouvoir colonial, des mauvais gouvernements, une
mauvaise éducation.
Une
éducation menant à la cupidité, la corruption, une vraie négativité, plutôt
qu’une éducation vous aidant à vous trouver vous-même, à trouver votre
identité. Pensez aux langues d’instruction en Afrique : l’anglais, le français,
le portugais... Quand je vous parle, je ne pense pas dans la langue de mon
pays. Je ne rêve pas dans ma langue. Alors que vous, vous rêvez certainement en
français ! Alors, puis-je seulement affirmer catégoriquement que je suis
africain ? Je me suis perdu !
- Votre album s'achève sur une note
douce et lumineuse avec la chanson "The Way our Lives go", avec son
texte plein de foi en un changement futur pour le peuple qui, "un jour, va
s'élever et briller"...
-
Selon moi, dans de nombreux cas, la musique est plus profonde que le texte.
Parfois, vous avez envie de pleurer parce que la musique renforce l'importance
des paroles. Cette chanson a environ dix ans. C'est la seule pour laquelle j'ai
écrit les paroles avant la musique. En général, je compose d'abord la mélodie.
Dans le cas de ce titre, je ne parvenais pas à trouver la musique à associer au
texte. Je n'y suis parvenu qu'au cours des trois ou quatre dernières années. La
plupart des chansons du disque ont trois, quatre, cinq ans. Mais parfois, il
vous faut dix ans pour mettre en forme un répertoire. La composition, c'est
comme les vagues. À un moment, ça vient. Et chaque chose prend sa place. C'est
très stressant. Mais à la fin, c'est beau, comme un moment de grâce, ça vous
met tellement en paix.
Par
Annie Yanbékian
Journaliste,
responsable de la rubrique Jazz-Musiques du Monde de Culturebox
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