Mali: Le général Bruno Clément-Bollée: il faut «repenser» la stratégie de la France au Sahel
« Pour sortir du bourbier au Sahel, il est urgent de repenser notre stratégie ». C’est le titre d’une tribune publiée dans le quotidien « Le Monde », par le général français Bruno Clément-Bollée qui est aujourd’hui consultant international en matière de sécurité en Afrique. Au micro de Carine Frenk, il pose un diagnostic sans concession sur Barkhane et le G5 Sahel.
RFI : La France s’enlise au Sahel. Barkhane est conspuée. C’est le constat que vous dressez…
Bruno Clément-Bollée
: Oui. C’est un peu effectivement le constat que je dresse et je pense que je
ne suis pas le seul à le dresser. On voit bien, et vous l’avez vu ce week-end,
que le bilan continu à être effroyable. On se demande où est-ce qu’on va. Et
c’est d’autant plus étonnant que les forces internationales sont quand même en
nombre, entre la Minusma [Mission ONU au Mali], entre Barkhane [force
française], entre le G5 Sahel [Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad],
entre Eucap Sahel [Mission européenne] ou EUTM [La Mission de formation de
l'Union européenne] et compagnie. Moi, ce que j’observe, c’est le sentiment que
ces forces ont perdu l’initiative et qu’en fait, les maîtres du terrain
aujourd’hui, ce sont les islamistes. C’est eux qui décident des affrontements,
quand ils se font, où ils se font. Ils ont, ce qu’on appelle en terme militaire
« pris l’initiative ». Et ça, pour des forces qui sont en place et qui combattent,
c’est extrêmement inquiétant parce que la perte d’initiative, c’est le doute,
le doute qui commence à s’insinuer.
Et c’est vrai qu’aujourd’hui, Barkhane est très critiquée, de plus en plus critiquée…
Oui, Barkhane est
critiquée. Mais pourquoi ? C’est une question à mon sens de perception de la
population. Je sais que Barkhane fait très bien son travail, dans des
conditions opérationnelles et logistiques extrêmement difficiles. Et je vous
assure que j’ai fait beaucoup d’opérations. C’était une performance
quotidienne, réalisée chaque jour. Cela n’est pas à mettre en cause, à mon
sens. Moi, ce que j’observe, c’est la perception qu’en a la population.
Pourquoi ? Parce que la population en a ras-le-bol de la situation sécuritaire
qui se dégrade, surtout à l’incurie des forces internationales. Moi, j’observe
que, quand il y a un évènement dramatique qui se passe sur le terrain que
Barkhane soit là ou pas, systématiquement, parce que peut-être elle est un peu
symbolique, elle est conspuée. Ce dont j’ai peur, c’est que Barkhane, un jour,
soit obligée de partir, non pas pour des raisons sécuritaires, non pas sur
pressions sécuritaires, mais sur pressions populaires, parce que l’idée même de
notre présence sera devenue insupportable aux yeux de la population. Et nous
serons obligés de partir. Ce qui serait à mon sens dramatique parce qu’on sait
bien ce qui se passerait à ce moment-là. Puis il y a peut-être une deuxième
chose qu’on peut observer, mais qui est liée à tout cela : comme la population
est désespérée et qu’elle constate que ces propres forces n’arrivent plus à la
protéger, elles recrutent des milices, des milices qui sont armées bien sûr,
qui ne sont absolument pas formées, qui sont totalement incontrôlées. Et cela,
on sait où cela mène. Quand c’est bien instrumentalisé, ça mène à des
affrontements interethniques. Et cela est dramatique.
Aujourd’hui, des États semblent comme tétanisés ?
Oui. En tout cas,
c’est des stratèges qui constatent qu’on est dans un bourbier et puis qui
n’arrivent pas à trouver de solution, si ce n’est à exploiter, à surajouter à
la dimension militaire. Mais on sait que cela ne mène à rien. Ce n’est pas là
la réponse. Donc ça n’avance pas. On ne sait pas comment arranger la situation.
« Alors la France
doit repenser sa stratégie. Il faut laisser la place aux acteurs locaux »,
écrivez-vous. Que voulez-vous dire par là ?
Pour moi, il est
évident que la situation au Sahel n’appartient qu’aux pays sahéliens et d’abord
à eux. Il faut nous mettre ça dans la tête. C’est à partir de ça qu’on peut
définir une nouvelle stratégie. Et cela demande à ce moment-là d’accepter
quatre exigences : c’est d’abord de faire confiance, faire confiance à leur
stratégie et pas à la nôtre ; ensuite, c’est de donner des moyens pour se
remettre à niveau politique, sécuritaire, économique et social ; c’est
d’accompagner ; enfin, c’est faire preuve de patience parce que ça va être très
long.
Est-ce qu’il faut que la France retire ses combattants ou pas ?
Non, il ne faut pas
que la France retire ses combattants, mais qu’elle les mette en deuxième
rideau, c’est-à-dire qu’on soit en appui et non pas en première ligne.
Cela implique que les
armées des pays concernés soient à la hauteur. Elles sont également critiquées
pour leur inefficacité, les abus, la corruption, les exactions…
Donc, cela veut dire
qu’au plan sécuritaire, il faut les aider à se mettre au niveau au même
standard que nous : formations, équipements, moyens de projection, soutien. Il
faut véritablement les aider. Puis, ça va être très long. Eux doivent imaginer
reconquête militaire. On en est là. Ils ne tiennent plus le terrain. Personne
d’ailleurs ne tient le terrain.
Est-ce qu’on a le temps de se donner vingt ans, trente ans,
cinquante ans ?
Mais parce que vous
raisonnez selon nos mentalités occidentales, l’immédiateté : on veut tout tout
de suite. Ne rêvons pas. Vous avez vu la situation au Sahel. Cela va prendre
beaucoup de temps. Il faut tout reconstruire. Il faut tout reconquérir. Il ne faut
pas se leurrer. Puis là-dessus, dans l’équation, il faut également ajouter la
pression démographique qui augmente, toute la criminalité organisée qui se
passe dans ces zones-là, les trafics de drogue, les migrations clandestines,
etc. C’est très compliqué. Mais il y a un moment où il va falloir vraiment s’y
mettre parce que vu les bilans auxquels on est en train de s’habituer, cela va
finir par une pression populaire qui sera intolérable et, à mon sens,
justifiée.
Source :
Rfi.fr
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